La relation entre Bali et l’Indonésie : comment se voient-ils ?

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Le journaliste Eric Buvelot et le socio-ethnologue Jean Couteau ont enregistré 20 heures de discussion sur les changements survenus à Bali depuis les années 70. La conversation a été structurée et segmentée selon de nombreux aspects différents de la vie balinaise, principalement d’un point de vue socio-historique, pour retracer tous les bouleversements des mœurs balinaises au cours des 50 dernières années, lorsque la modernité a commencé à façonner de nouveaux comportements.

Au cœur de ces mutations, la naissance de l’individualité dans une société communale et la révolution qu’elle implique. Les changements qui en ont résulté ont été plus importants en 50 ans que ceux qui se sont produits au cours du millénaire précédent. Au terme de ce projet, un livre de discussion de 16 chapitres a été publié en 2021 en France aux éditions GOPE (Bali, 50 ans de changements – Entretiens avec Jean Couteau) dans le but de mesurer à quel point Bali s’est métamorphosé en si peu de temps, un travail jamais fait auparavant, englobant toutes les questions sociales balinaises. La version anglaise (Bali, 50 Years of Changes – A Conversation with Jean Couteau) suivra en 2022 avec une traduction réalisée par la célèbre écrivaine américaine Diana Darling et publiée par Interactive Publications Pty Ltd (Australie). Ce mois-ci, nous jetons un coup d’œil avec eux sur la façon dont l’Indonésie regarde Bali et vice-versa…

Eric Buvelot. — Comment les gens envisagent-ils la relation avec « l’autre » à Bali ?

Jean Couteau. — Les Balinais ne mettent pas l’accent sur l’altérité ethnique ou même raciale. Premièrement, l’étranger n’est pas « autre », puisqu’il peut lui aussi devenir un ancêtre, et cela vaut pour tout le monde, du moins dans la profonde tradition balinaise. Tout le monde peut devenir un ancêtre. Il existe des sanctuaires ancestraux adressés aux ancêtres chinois, aux ancêtres de la Mecque (musulmans), et même dans quelques cas aux ancêtres européens, comme les rebuts. Pourtant, au sein de leur propre communauté, les Balinais mettent l’accent sur l’altérité de statut, matérialisée par le système des castes. Cela dit, ce n’est pas parce que l’altérité ethno-religieuse est sous-estimée qu’elle n’existe pas. La notion d’« extérieur » a toujours existé. « Jawa », signifiant Java, est étroitement lié à « jaba » en balinais, ce qui veut dire « dehors ». Je me souviens qu’au cours de mes premières années à Bali, on me demandait souvent quand j’allais retourner à « Jawa », le monde extérieur étant le monde de Java. La notion de jaba les gens doivent être compris comme ceux « en dehors » des castes aristocratiques. Pendant ce temps, l’île de Java a toujours existé dans l’imaginaire balinais de manière complexe. Bali est à la fois connectée et séparée de Java.

— Et à l’égard des deux peuples ? Quelle est la perception historique ?

— Le lien ethnique est mythifié. La plupart des élites balinaises prétendent être d’origine javanaise. Dans leurs temples ancestraux, il y a souvent un « menjangan seluang », une tête de cerf en bois sculpté qui les marque comme descendants de l’Arya1 guerriers de Majapahit2 qui s’empara de Bali en 1343, occupation que je qualifierais de similaire à celle de la conquête de l’Angleterre par les Franco-Normands au XIe siècle. Il y a eu un remplacement des élites. C’est un point de fierté de participer à ce lien avec l’empire de Majapahit — qui, dans le récit de l’Indonésie moderne et de la mythologie associée, est présenté comme l’empire qui a unifié l’ensemble de l’archipel.3. Mais à côté de l’histoire de l’unité de Bali et Java, il y a aussi celle d’une rupture entre les deux îles, avec la fuite vers Bali d’un certain nombre de brahmanes — Dang Hyang Nirartha4 en particulier — qui auraient quitté Java au XVIe siècle, lorsque Java s’islamisait, et ces brahmanes refusaient l’islam.

— C’est une histoire que l’on entend souvent à Bali encore aujourd’hui…

— Oui, c’est une légende qui a donné naissance à un mythe selon lequel les hindous de Java se sont enfuis en grand nombre à Bali pour échapper à l’islam. Cela n’a touché au mieux que quelques centaines de personnes, individuellement. Il n’y a jamais eu de migration massive de Java pour échapper à l’Islam.

— Quelle est la place de Bali dans l’histoire de l’archipel indonésien ?

— Il y a eu d’autres connexions, contacts et conflits avec le monde extérieur que ceux avec Java. Aux XVIe et XVIIe siècles, les Balinais ont envahi Lombok et Sumbawa, à l’est, et Blambangan à l’ouest, une partie de Java oriental qui a été islamisée relativement tard, au XVIIIe siècle. Il y eut même une expédition montée par le royaume de Mengwi vers le site de Majapahit à Java. Aujourd’hui — pour faire un saut dans l’histoire contemporaine — certains parlent de ré-hindouisation de l’Indonésie ! Cela peut sembler en contradiction avec la façon dont les Occidentaux voient l’Indonésie en ce moment, mais la République d’Indonésie offre la possibilité légale à l’hindouisme de se répandre sur l’ensemble du territoire de l’archipel. En effet, depuis que les Balinais sont devenus prospères grâce au tourisme, ils ont ouvert des temples partout. Le temple Mandara Giri situé au pied du volcan Semeru à Senduro, dans l’est de Java, reçoit chaque année des dizaines de milliers de visiteurs balinais. L’islam peut se développer à Bali, mais l’hindouisme balinais se répand dans tout l’archipel indonésien. C’est sur cette réalité que se greffe l’idée d’une éventuelle ré-hindouisation.

— L’empire de Majapahit contre-attaque ?

— Il y a un mythe qui soutient cette idée, le mythe de Sabdo Palon5, populaire dans les villages de Bali et de Java. A Java, il fait appel aux musulmans réticents qui rejettent le durcissement de l’islam et prétendent que les jours de grandeur Majapahit seront de retour. Certains balinais sont conscients de la puissance de cette idée et la prônent, même s’il s’agit d’une histoire originairement importée de Java. Il exprime le désir d’un espace national qui serait hindou plutôt que musulman. Tels que l’espace hindou qui existait à l’époque de Majapahit.

— Majapahit envahit Bali en 1343. Mais les conquêtes guerrières ne sont pas la première chose qui vient à l’esprit quand on pense à Bali. Même si on sait que ces conquêtes ont existé…

— Et pourtant, les Balinais sont connus pour avoir été des hommes de main très efficaces pour les colonisateurs hollandais. D’excellents guerriers – comme Untung Suropati, un ancien esclave et soldat de la Compagnie des Indes orientales à la fin du XVIIe siècle. Arrêté pour être tombé amoureux d’une Hollandaise, il s’est retourné contre ses maîtres et a mené une célèbre rébellion. Il établit même un royaume à Java, dans les régions de Pasuruan, Malang et Probolinggo, ce que les Hollandais mettaient longtemps à se défaire. Aujourd’hui, il est considéré comme un héros national. Les Balinais qui contrôlaient ces parties de Java oriental jusqu’au début du XVIIIe siècle se sont finalement islamisés. Entre l’islam et l’hindouisme, en effet, de nombreux capillaires se sont établis au fil du temps. La notion de kafir (infidèle) n’a pas fonctionné dans ce contexte. La religion n’a pas créé de ruptures. Je pense que la classification musulmane des Balinais comme « autres » est venue beaucoup plus tard. Il s’agit d’une importation coloniale hollandaise. Même lorsque Amangkurat II a déplacé en masse des populations, remplaçant les hindous de Blambangan par des locaux du centre de Java, dans une forme de nettoyage ethnique de l’époque, il n’y avait pas de tension identitaire. Les gens se pliaient simplement au pouvoir du moment.

— Contrairement à notre époque contemporaine !

– C’est compliqué. En fait, je dirais qu’aujourd’hui encore, dans les profondeurs de la société balinaise, comme dans la société javanaise, les villageois ordinaires d’éducation modeste, les wong cilik, ne se soucient pas de l’identité ethno-religieuse. De nombreux Balinais sont devenus musulmans après avoir épousé une Javanaise ; cela ne les empêche pas de célébrer Galungan et Kuningan à la mode balinaise. Et avec leurs épouses plus ou moins musulmanes, de fêter Lebaran (Aïd el-Fitr) à Java. Bref, de nombreux balinais et javanais ne mettent pas l’accent sur la distanciation religieuse ! De même pour les femmes qui changent de religion pour suivre leur mari. Ce n’est pas un problème. Cependant, plus les gens sont instruits, plus cette indifférence religieuse s’effrite, sauf pour la minuscule minorité cosmopolite.

— Cela peut-il devenir problématique ?

— Ce n’était pas un problème autrefois. Jusqu’à assez récemment, jusqu’au milieu du 20e siècle, les membres d’un village balinais occidental, Banyubiru, près de Negara, pouvaient se convertir à l’islam tout en maintenant la banjar système et, en partie, le culte des ancêtres. Alors pourquoi se convertissaient-ils ? Parce que l’Islam signifiait commerce avec Java et représentait le progrès, la richesse, le monde extérieur, la médecine ! Dans les villages balinais, l’islam était aussi représenté par les dukun, avec leurs mantras tirés du texte coranique, et des bouchers musulmans. En fin de compte, l’Islam avait le pouvoir de l’altérité positive, c’était le « culte du cargo »6 avant l’arrivée des Européens.

— Il est difficile de le faire admettre aujourd’hui par les Occidentaux, mais l’islam peut représenter la modernité…

— Il faut souligner qu’en Indonésie en général, et jusqu’à récemment, ces notions d’appartenance ethnique et religieuse ont été pendant longtemps très vagues. Mais la modernité en marche est probablement en train de changer cela, comme nous le voyons dans nos discussions.

Le sentiment d’appartenance nationale contredit-il celui de l’ethnicité et de la religion ?

– Absolument pas. Les Balinais ont pris part à la lutte pour l’indépendance de l’Indonésie. Il leur a donné des droits et leur a fourni des réseaux. Les fils de rois, fils de brahmanes et autres ont été envoyés à Java au tournant du 20ème siècle pour des études, afin d’occuper des postes dans l’administration coloniale. Ils y tissent des liens forts avec les élites javanaises, les familles des sultans de Yogyakarta, de Solo et d’ailleurs. C’est ainsi que les balinais se sont reconnectés au mythe de Majapahit, et ont voulu lui donner une nouvelle réalité. Ces élites se sont immédiatement considérées comme indonésiennes. L’affirmation de l’identité indonésienne suivie à la Sumpah Pemudasept en 1928.

Nous devons dissiper les illusions des Occidentaux selon lesquelles les Balinais sont contre les musulmans, contre le sentiment national, contre les autres Indonésiens, etc. Les Occidentaux qui pensent que les Balinais veulent l’indépendance sont profondément trompés. Être balinais n’est pas du tout contradictoire avec être indonésien. Beaucoup de Balinais profondément hindous sont en fait des nationalistes endurcis. C’est l’État « pancasila-iste » qui protège contre l’islamisme et qui permet à l’hindouisme d’être présent à Sumatra, à Bornéo et ailleurs en Indonésie.

Y a-t-il du séparatisme ?

Certains en Occident diront que l’Indonésie est une construction musulmane. Pas vraiment! … L’Indonésie est avant tout une construction multiculturelle dont la religion est l’un de ses principes de base. Est-ce solide ? Fragile? Je sais pas. Cependant, j’ai tendance à penser que c’est solide, en raison de la flexibilité culturelle inhérente à l’Indonésie.


Notes de bas de page:-

1. Arya: groupe de clans descendant des guerriers de Majapahit. Fondation de l’aristocratie balinaise.
2. Majapahit: royaume situé dans la partie orientale de Java. Fondée en 1292, elle a atteint son apogée aux XIVe et XVe siècles. De nombreux membres de la noblesse balinaise tirent leurs origines de Majapahit.
3. Il y a aussi des histoires de résistance contre l’occupation Majapahit, en particulier celle de Kebo Iwo, un géant que les Javanais n’ont pu vaincre que par la tromperie.
4. Dang Hyang Nirartha, également connu sous le nom de « Pedanda Shakti Wawu Rauh », était un prêtre shivaïte errant du XVIe siècle. Il est le fondateur de la brahmane Sacerdoce de Shaiva à Bali.
5. Sabdo Palon était un conseiller du roi Brawijaya V, le dernier monarque bouddhiste de l’empire Majapahit à Java.
6. Le culte du cargo: à l’origine un système de croyance mélanésien basé sur l’attente de l’arrivée d’esprits ancestraux sur des navires remplis de nourriture et d’autres biens. Aujourd’hui, une description de la façon dont une communauté assimile les contributions de l’extérieur dans sa propre culture.
sept. Sumpah Pemuda: Le « Serment des jeunes » est l’épisode fondateur du mouvement indépendantiste indonésien. Il représente la première déclaration de valeurs régissant la fondation de la future république d’Indonésie.

Eric Buvelot & Jean Couteau

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